Pain au restaurant : la mie des chefs…
Pain au restaurant : la mie des chefs…
15 juillet 2015
Chef rédacteur en chef, en partenariat avec Le regard de David Toutain
« Il y a la première gorgée. Et la première bouchée. Quel que soit le standing de l’établissement et le talent du chef, c’est bien souvent un simple morceau de pain. Amuse-bouche ou trompe-faim, rituel ou automatisme, tandis que les premières conversations s’ébauchent et que la commande est lancée, la main se tend spontanément vers la corbeille […] ». Ces quelques mots, publiés sur Atabula dans un billet d’opinion datant de 2013, n’ont pas pris une ride. Hier comme aujourd’hui, le pain reste en France notre premier compagnon de table. Dans certains lieux, malheureusement trop fréquents, il est le parent pauvre du repas. C’est encore acceptable lorsque la cuisine est micro-ondée (quoique…), beaucoup moins dans une bonne brasserie ou jolie cantine de quartier. Et franchement interdit chez les étoilés, multi Gault&Millausés et autres lauréats de classements hexagonaux et internationaux.
Un constat loin d’être récent comme en témoignent les écrits de La Reynière, mangeur en chef du journal Le Monde pendant 40 ans. Voici ce qu’on pouvait lire dans l’édition datée du 03 septembre 1983. « En ce qui concerne le pain au restaurant, il me semble que ces États généraux (de la boulangerie artisanale, organisés un mois plus tard, NDLR) pourraient avoir grande utilité en incitant les restaurateurs à ne pas servir des pains médiocres. Ils me diront que le bon pain revient plus cher (ne souriez pas : l’un d’eux, comme on lui faisait remarquer que son pain n’était plus de qualité, eut cette réponse : ‘Ah non ! L’autre, ‘ils’ en mangeaient trop !’). Quasiment deux ans auparavant, même sévères remarques dans le quotidien du soir « Si l’on résumait les plaintes des lecteurs, les reproches le plus souvent adressés aux hôteliers et restaurateurs, ce serait le problème du pain qui viendrait d’abord. Comment ose-t-on, dans des restaurants connus, renommés, de prix sérieux, servir pour accompagner une honnête, voire une grande, cuisine ce semble-pain qu’est un morceau de baguette industrielle ou un petit pain blanc mal cuit, mou ou trop dur. Rares sont les maisons qui font l’effort de proposer au moins deux pains, un blanc pour les irréductibles et un vrai pain, bis, cuit au feu de bois après avoir été préparé au levain, pour les connaisseurs. ». Claude Lebey, créateur des guides éponymes, fut le premier, dès le milieu des années 80, à noter la qualité du pain dans ses critiques de tables. « Je me suis rendu compte que le pain n’était généralement pas bon au restaurant. C’est très important de commencer un repas par quelque chose de bon, surtout quand le restaurateur vous fait attendre longtemps. Si le pain est bon, on lui en veut au bout d’un certain temps parce qu’on en mange trop. C’est une catastrophe mais on est quand même content. » indique-t-il au magazine l’Hôtellerie-Restauration à la fin des années 90.
Sa qualité inégale, pour ne pas dire très moyenne, est-elle due à sa gratuité, au même titre que l’eau carafe et les épices, selon l’arrêté n°25-268 du 8 juin 1967 ? A l’instar de l’ancien critique gastronomique du Monde, c’est ce que pense Thierry Delabre, amateur passionné actuellement en cours de reconversion (dès la rentrée, il ambitionne de fournir restaurateurs, cavistes, fromagers et tenants d’épicerie fine). « Sous couvert de partage ou de tradition, le pain a complétement perdu sa valeur au restaurant. Je suis partisan de le faire payer, ça permettrait de le remettre au centre de la table. Facturé 5 € dans un bistrot, 15 € pour un grand restaurant, cela ne me dérangerait pas ». Lui qui apporte son propre pain quand il dîne à l’extérieur, ce qui lui vaut souvent de longues discussions avec les chefs, ajoute « qu’au-delà de la table, l’une des raisons pour lesquelles le pain en boulangerie n’est pas bon est économique. Les boulangers subissent la pression de 90% des consommateurs qui veulent une baguette blanche médiocre. Ils suivent parce qu’ils ont une entreprise à faire tourner. »
Effet de mode ou pas, le pain semble revenir doucement sur le devant de la scène. Le festival Omnivore lui a consacré la couverture du dernier numéro de sa revue annuelle. Roland Feuillas (boulanger-meunier indépendant installé dans l’Aude) et Thierry Delabre ont d’ailleurs fait l’un et l’autre partie de la programmation de l’évènement, au milieu de barons de la gastronomie française et de chefs étrangers qui montent. Certains artisans boulangers sont devenus de véritables stars. Des gages de qualité que les cuisiniers n’hésitent plus à afficher sur leur carte, à la manière de ces maraîchers, bouchers et fromagers qui apparaissent régulièrement en toutes lettres sur le menus. Rien qu’à Paris : Stéphane Secco, Rodolphe Landemaine, Christophe Vasseur, Gontran Cherrier, Dominique Saibron, Frédéric Lalos, Eric Kayser. Des professionnels qui aiment à s’imaginer boulangers-auteurs, tels des cuisiniers-artistes. « A terme, j’aimerais que les gens reconnaissent mes pains comme on reconnaît les sacs ou les chaussures d’un créateur ! » déclarait Christophe Vasseur (Du Pain et des Idées à Paris) à un grand hebdomadaire français il y a quelques années. Malgré l’émergence de tels acteurs, reste une forme de pudeur à mentionner le nom de celui qui fait le seul produit que le chef ne fait pas.
Cette concentration d’une poignée de grands noms ne présente-t-elle pas un risque de standardisation du pain ? Réponse de Rémi Héluin, fin connaisseur du secteur et créateur du blog Painrisien : « Ce n’est pas choquant si la qualité est là. En discutant avec des restaurateurs, je me suis rendu compte qu’ils faisaient appel à ces boulangers car c’est une solution de facilité, leur pain est bon et ils sont connus, pas besoin de se creuser la tête pendant des semaines pour trouver un autre professionnel qui fait bien son métier. Je trouve ça un peu regrettable car ça participe à forme d’uniformisation du goût. A mes yeux, la boulangerie, c’est encore une histoire locale. Elle fait partie de la vie du quartier. Je trouve intéressant de faire vivre cette communauté, en plus du fait que l’impact écologique a du sens, notamment aujourd’hui à l’heure où c’est devenu un sujet de société majeur. Après, c’est une démarche personnelle. Certains m’objecteront que la qualité autour d’eux n’est pas au rendez-vous. Chacun voit midi à sa porte. Cette concentration existe également à cause des problématiques de logistique. La livraison est loin d’être évidente pour les boulangers, beaucoup tentent l’expérience et visent le marché de la restauration puis jettent l’éponge rapidement. Ils se disent aussi qu’ils ont perdu du temps à écouter des chefs qui ont toujours plus de contraintes et qui ne sont pas toujours prêts, dans les faits, à payer la qualité. La force des industriels du pain aujourd’hui, c’est justement ce maillage logistique. Certains ont aussi énormément travaillé sur leurs produits, ils sont déjà dans l’optique de tables haut de gamme. Travailler avec eux n’est pas absurde : leurs pains ont du goût, ils savent faire des cahiers des charges, imaginer des process, mettent le paquet en recherche et développement. Le retard que prend l’artisan est considérable, il ne se remet pas en cause, ne se réinvente pas. Il sera forcément dépassé. Est-ce que l’industrie est moins qualitative que 80% des artisans ? Je ne pense pas. »
Pain au restaurant : la mie des chefs
16 juillet 2015
Dans un souci de maîtrise complète de leur proposition, de plus en plus de chefs s’essaient à l’expérience du pain « fait maison » comme autrefois Charles Barrier à Tours, Pierre Laporte à Biarritz ou Alain Senderens à Paris. Dans un entretien accordé au Nouvel Obs en 2011, Jean-Philippe de Tonnac, co-auteur du Dictionnaire universel du pain précisait « Des chefs comme Michel Troisgros ou Alain Passard ont contribué à cette évolution en accordant une grande importance aux pains qu’ils servent dans leurs restaurants ». Parmi les adeptes contemporains des miches réalisées en interne : Valérie Costa (La Promesse près de Toulon), Olivier Samson (La Gourmandière à Vannes), Didier Clément (Grand Hôtel du Lion d’Or en Sologne), Gilles Carmignani (La Table de L’Olivier à Marseille), Jean-Luc Rabanel (L’Atelier à Arles), Joël Robuchon (La Grande Maison à Bordeaux), Stéphane Froidevaux (Fantin-Latour à Grenoble), Christian Sinicropi (La Palme d’Or à Cannes), Thierry Breton et James Henry (respectivement Chez Casimir et Bones à Paris) et bien d’autres. Sans oublier les palaces de la capitale qui se paient le luxe d’avoir un matériel lourd et une équipe dédiée : le Bristol, le Plaza Athénée et le Georges V. Cette production à domicile ne signifie pas pour autant que le pain excelle par sa qualité. « En tant que chroniqueur gastronomique, je ne m’occupe pas de savoir comment ce bon pain est fabriqué et d’où il vient. Je respecte toutes les provenances du moment que le pain est bon. Je n’ai pas d’a priori. Beaucoup de cuisiniers à qui je dis : ‘Votre pain n’est pas formidable’, me regardent d’un air mi-furieux et mi-étonné, en me disant : ‘Pourtant, il est fait ici’. Mais un cuisinier n’est pas forcément un bon boulanger » peut-on lire dans une réponse de Claude Lebey publiée dans le numéro 2599 de L’Hôtellerie-Restauration.
Rémi Héluin a son avis sur le pain « fait par le chef » : « Ce phénomène, je l’observe de plus en plus. Les chefs ont tous cette nouvelle obsession. Soit ils font du pain, soit ils ouvrent carrément une boulangerie. Je pense qu’un dialogue avec leur boulanger serait plus constructif. Autant qu’ils se concentrent sur leur cuisine ou la recherche des produits et qu’ils laissent ça à des pros. Il faut savoir rester à sa place. Il y en a qui ont de gros projets, ils vont y laisser des plumes. Le danger, c’est qu’ils donnent l’impression que c’est facile, que c’est dans le prolongement de ce qu’ils font aujourd’hui. Après, il y a des cas particuliers, Régis Marcon (Restaurant Régis et Jacques Marcon à Saint-Bonnet-le-Froid) par exemple. Il est isolé, sa situation géographique justifie qu’il fasse son pain. Globalement, je pense que c’est primordial que les chefs aient une réflexion sur le pain qu’ils proposent, tout comme ils l’ont pour leur cuisine. Ça doit être dans le prolongement de leur identité, il ne faut pas faire n’importe quoi. Respecter son ADN, c’est capital. Je mets quelque chose sur la table, il faut que ça ait un intérêt gustatif, pas seulement décoratif. Dans certains restaurants, il y a des murs blancs où l’on voit une grosse tâche noire au milieu. S’il n’y a pas de sens, à quoi bon ? ». Thierry Delabre insiste sur le planning de la brigade souvent incompatible avec la réalisation d’un pain maison. « Pour les chefs, ce n’est pas simple car il faut qu’ils trouvent le temps d’inscrire la fabrication du pain à leur agenda. Il faut le pétrir puis le cuire pendant les coupures. Mais comment faire alors que l’équipe est précisément absente pendant ces pauses ? C’est une vraie problématique pour les restaurants car cela les oblige à prendre quelqu’un pour effectuer ces tâches, ne serait-ce qu’à temps partiel. Quoiqu’il en soit, faire son pain est un apprentissage long. Il m’a fallu plus de quatre ans avant de sortir quelque chose de correct. Le four à pain n’est pas nécessaire pour les chefs mais c’est évidemment un plus d’avoir un véritable outil. Ce qui est essentiel, c’est d’adopter certaines astuces. Savoir générer de la vraie vapeur par exemple ».
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Parmi ces cuisiniers panivores passés à l’acte, le cas d’Anthony Courteille (Restaurant Matière – Paris), ex-boulanger, est intéressant. «. Je fais mon pain à partir d’un mélange de farines que je conserve jalousement. Cet environnement, c’est mon premier amour, ça me tenait à cœur ». Cet ancien du Grand Véfour assure que l’on peut sortir quelque chose de convenable sans gros matériel « Je fais 17 couverts, c’est impossible d’avoir un espace spécifique. Le pain, je le fais avec un Kenwood. Deux kilos de farine par jour, ça suffit à faire mes quatre gros pains quotidiens. Ils ne sont pas très esthétiques mais je privilégie le goût. Aujourd’hui, je me sens encore boulanger ». A propos de ses ex-confrères, il est d’ailleurs très critique. « J’ai travaillé cinq ans en boulangerie, je sais comment ça fonctionne. La majorité des boulangers appliquent les recettes que leur meunier leur donne, en échange de quoi ce dernier investit dans la boulangerie. Cette situation fait qu’ils ne personnalisent plus leur pain, ils n’ont plus leur propre identité. »
Dans cette quête du bon pain, pourquoi ne pas aller plus loin et mettre en place, à l’image de nouveaux duos (mets-bières ou mets-thés), des accords mets-pains ? « Eric Kayser avait essayé quand il a ouvert son adresse à Bercy Village. Sur la carte, les plats étaient associés à des pains. Le pain de sarrasin avec tel plat… Là, ça a du sens. Le client est informé, c’est pertinent. Il faut quand même bien se rendre compte que si certains communiquent sur la provenance du pain, la plupart des restaurateurs ne l’indiquent pas, et pour une raison simple : on l’oublie parce que nous avons l’habitude de l’avoir sur la table. Aux yeux de beaucoup, ça reste un accessoire. Un simple accompagnement » soupire Rémi Héluin. Anthony Courteille est lui aussi séduit. « On trouve des menus avec une demi-douzaine de vins différents au verre. On pourrait imaginer la même chose avec des pains, en petite quantité. J’aimerais faire de telles associations mais je n’ai malheureusement pas le temps ». « L’accord mets-pains, ça ne pourrait pas être possible chez moi. Il y beaucoup trop d’assiettes pour ça, les gens n’arriveraient même pas à suivre la moitié du repas à ce rythme. Et puis, pourquoi vouloir être singulier à tout prix ? Pourquoi cette sophistication ? » s’interroge Alexandre Bourdas, chef du SaQuaNa à Honfleur. Si les accords mets-pains demeurent très rares pour ne pas dire inexistants, quelques amoureux de la chose s’efforcent de proposer une offre qui ne tranche pas avec leur cuisine. A Saint-Brieuc, selon la diététicienne Ariane Grumbach, le chef du Youpala Bistrot Jean-Marie Baudic et son artisan-boulanger travailleraient ainsi trois pains très spéciaux servis au cours du repas. Les clients des chefs marseillais Lionel Lévy (Alcyone) et Alexandre Mazzia (Restaurant AM) se voient quant à eux proposer un pain exclusivement réalisé par leur boulanger commun, respectivement un pain de mie Bloomer et un pain noir au charbon. « Aujourd’hui, on critique la non variété des pains au restaurant mais ce n’est pas si vrai que ça. Avant d’attaquer le menu, on a un certain type de pain. Idem pour les fromages et pour d’autres plats : pain brioché avec le foie gras, toasté et tranché avec une salade César, frotté à l’ail avec une soupe de poisson… » avance Matthieu Dupuis-Baumal, ex-chef de cuisine de Michel et César Troisgros que l’on retrouve désormais au domaine de Manville, dans le village des Baux de Provence. « S’il est difficile de recruter des pâtissiers de restaurant, c’est encore plus complexe avec des boulangers. Ils ont l’impression qu’ils vont faire des horaires à rallonge et qu’ils ne pourront pas voir leurs enfants ».
Plus étonnant, une poignée de professionnels privilégient un pain neutre et peu fort en goût pour, disent-ils, ne pas « concurrencer leur cuisine ». « Le coup de la concurrence, c’est une fausse excuse. Je trouve ça complétement facile. Et idiot. Pas la peine de servir du pain pourri juste pour dire que c’est là. A ce stade, autant ne pas manger de pain » juge Rémi Héluin. Justement, l’absence de pain sur les tables serait-elle un crime ? Les habitués de la Bigarrade de Christophe Pelé se souviennent encore que ce chef au style radical assumé refusait de servir du pain. « C’est comme si vous enleviez le riz aux Japonais : inconcevable ! » rétorque Alexandre Bourdas avant d’ajouter « je ne suis en revanche pas forcément pour le pain au levain avec une très belle croûte à l’ancienne au restaurant. Je trouve ça mieux en casse-croûte car c’est plus nourricier ». Anthony Courteille, pourtant ancien boulanger, nuance « Pourquoi pas ? Il y a des cultures où le pain n’est pas central. Chez nous on est habitués mais moi, ça ne me choque pas. Même son de cloche pour le créateur du blog Painrisien. « A partir du moment où les chefs considèrent que c’est cohérent… Ne pas en mettre est un véritable choix, on n’est pas forcés, il faut rester ouvert. Pour saucer par exemple, le riz remplit cette fonction d’absorbeur ». « Retirer le pain ? Aujourd’hui, tout est possible mais moi je ne le ferai jamais. C’est culturel, c’est à nous. Moi je sauce et j’ai envie de saucer, même dans les trois étoiles ! » s’exclame Matthieu Dupuis Baumal.